Ce mémoire propose un parcours en deux étapes : penser le corps, d'abord, qui s'échappe toujours, à la fois objet et sujet, et penser les « corps qui comptent », ensuite, où ceux-ci sont incarnés et occupent, dés lors, une place dans l'espace public et dans l'espace social. Ce parcours, cependant, n'est pas fini, ni pour la première, ni pour la deuxième étape.
L'objet de ce travail n'est pas réellement de répondre à la question éponyme – qui sont « ces corps qui comptent » ? – mais bien d'en explorer les possibilités et les impasses, afin d'en clarifier les termes et les objectifs. Il s'agit davantage d'une mise au travail, d'une première tentative de poser les questions qui m'animent et servent de point de départ à ma recherche de thèse - une ethnographie des élites économiques belges - et d'élaborer des outils heuristiques. Cette réflexion s'ancre dans les travaux de Judith Butler, plus particulièrement dans son ouvrage « Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe »», paru en 1993 et traduit en français en 2009. Pour autant, et c'est peut-être ce qui fait la singularité de ce parcours, c'est bien en tant qu'anthropologue que je lis le texte de Butler ; et c'est donc avec des anthropologues que je le mets en résonance.
Le corps s'échappe
Penser le corps, et, plus encore, en faire un « objet » de recherche viable, fait courir le risque d'un appauvrissement dommageable. Au contraire, je fais le choix d'accepter ses polysémies, et la prolifération de ses sens, d'accepter que toujours le corps excède la somme de ses parties et de ses significations. Le défi, alors se déplace : comment rendre compte de la complexité du corps ? Plus encore : comment rendre compte du corps si toujours le corps s'échappe ?
Dans son introduction, Butler en arrive au même constat : « Non seulement ils [les corps] tendaient à faire signe vers un monde au-delà d'eux-mêmes mais ce mouvement au- delà de leurs propres frontières, ce mouvement de la frontière elle-même, paraissait tout à fait central à ce qu'ils « étaient » » (Butler, 2009 : p. 11). Cette résistance à être dits (Laplantine, 2004) n'est-elle pas, justement, centrale pour penser les corps ? Car en effet, et c'est sans doute là le noeud du problème, tous nous avons un corps... et tous nous sommes un corps. A la fois objet et sujet, le corps résiste aux réductions, aux raccourcis et aux simplifications. Le corps-objet et le corps-sujet se succèdent et se superposent l'un à l'autre sans cesse ; être et avoir un corps est une expérience vécue qui trouble et déstabilise toute perception finie du corps. En ce sens, le corps est, en même temps, surface, intériorité, apparence, organes, expérience, média, outil, limite, etc.
Mais si Butler se met au travail sur cette question, c'est parce que, suite à la parution de Troubles dans le genre où elle dévoile le genre comme une construction discursive et performative (Butler, 1999), on ne cesse de l'apostropher : « et la matérialité des corps, Judy ? ». Dans cette interrogation, la matérialité des corps est révélée comme toujours première, indépassable et a-historique. Elle est un obstacle à la prolifération des sens ; elle est un rappel à l'ordre. Cette question rappelle que si le corps n'a pas qu'un sens, il doit cependant faire sens : le corps ne peut se penser seul, pour lui-même, il faut le penser comme engagé dans le monde, dans des interactions et des relations sociales, parmi d'autres corps. Le corps est pris (et donc compris) dans l'espace et dans l'espace social. Le rappel à la matérialité des corps est un rappel à la norme, en tant que cette norme est jugée indépassable, parce que c'est elle qui permet d'accéder à l'intelligibilité, d'abord pour soi, pour devenir sujet, et ensuite pour les autres, qui nous reconnaissent comme sujet, d'abord, et à la place qu'on occupe au sein de l'espace social, ensuite. Ce que Butler dévoile, c'est que la matérialité des corps n'est pas un donné sur lequel des significations (qui deviennent alors inévitables, naturelles) sont apposées, mais bien un effet productif du pouvoir. Elle oblige alors à penser le corps (et sa matérialisation) comme un processus. Le pouvoir - pour le dire vite - produit des corps contingents, toujours situés dans l'espace et dans le temps, des corps en devenir. L'effet le plus important du pouvoir est alors de réussir à nous faire croire que cette matérialisation est la seule possible.
Les corps intelligibles : incarner la norme
« Et la matérialité des corps? » Cette question résonne, obsédante : après tout, il y a le corps, il est là, on le voit. Mais « le fait de voir le corps pourrait ne pas régler la question : car quelles sont les catégories qui nous permettent de voir ? » (Butler, 1999 : p. 46). Tout au long de son ouvrage, Butler montre comment les corps qui comptent, corps légitimes, qui incarnent la norme (ou du moins tentent de l'incarner), sont construits par l'exclusion d'autres corps, relégués dans le domaine de l'abject, corps illégitimes, comme autant d'incarnations impossibles, écartées ou prohibées, qui viennent hanter les frontières du pouvoir. La norme semble alors toujours construite par l'extérieur. Dans ce cadre, le genre - comme rapport de pouvoir et hiérarchie - est une des normes à travers lesquelles les corps se matérialisent. Il est de mon devoir, ici, de souligner quelque chose d'important : ce n'est pas parce que le genre est révélé comme construction qu'il devient dans le même geste obsolète : il s'agit bien ici de faire la critique de quelque chose de nécessaire (Butler, 1999 et 2009 ; Crenshaw, 2005). Le genre nous permet d'accéder à la subjectivation puis à l'intelligibilité au sein de l'espace social.
Penser les « corps qui comptent » n'est possible qu'en pensant les corps qui ne comptent pas ; les « corps qui comptent » n'existent alors qu'à travers le jeu des ni... ni..., installés dans une neutralité confortable, qui n'a pas à être dite. Ils bénéficient de "privilèges non-marqués" (Butler, 2009) ; ils occupent l'espace de la neutralité et n'ont dés lors ni à être dits, ni à être revendiqués. Cette définition par le négatif permet de penser deux choses : d'une part le maintien dans la neutralité des corps qui comptent, qui n'ont donc pas à se dire en raison de leur lumineuse évidence, et d'autre part la plasticité et l'adaptabilité de la norme. Par ailleurs, je propose d'étendre la notion de performativité du genre (Butler, 1999 et 2009) à celle de performativité de l'apparence ; comme le genre, l'apparence est performative, elle advient au moment où elle apparait. L'apparence permet, quant à elle, d'occuper un rôle, d'être reconnu comme acteur social dans un contexte donné.
Il faut veiller, dans ce geste où les corps sont dévoilés comme des effets du pouvoir, à ne pas en rester là, mais à se saisir de la question suivante qui brûle les lèvres. Les « corps qui comptent » sont ici sortis de l'illusion qu'ils sont sans histoire, éternels et neutres. Le geste suivant consiste à poser un regard sur eux, à poser des questions : qui sont « ces corps qui comptent » ? Comment la norme est-elle habitée et négociée ? Comment est-elle produite, reproduite, apprise ? Comment et par qui est-elle incarnée ? Mais aussi : quels discours et quelles pratiques se déploient dans ces espaces occupés par les corps légitimes ?
Une recherche ethnographique sur les dominants ?
Approcher les dominants par le corps, c'est tenter de comprendre comment, d'abord, ils incarnent, assument et incorporent la norme, comment, ensuite, elle s'inscrit dans et sur leur corps (et comment leur corps, neutre au regard de cette norme incarnée, se font oublier) et comment, en étant reconnus à travers elle, ils occupent légitimement une place dominante au sein de la société, place à travers laquelle ils sont reconnus (reconnus comme occupant la norme, naturellement) par tous les acteurs du champ social. C'est aussi tenter de saisir comment ils se maintiennent dynamiquement dans cette position supérieure, comment donc la norme s'adapte par eux et à travers eux, comment leur incarnation est en réalité dynamique et plastique, changeant opportunément de forme. L'objectif est de sortir les dominants – et leur corps comme marqueur et inscription de leur position sociale pour eux et pour les autres – de la neutralité confortable dans laquelle ils sont maintenus, de faire le pari que, en tant qu'acteurs du champ social, une connaissance est possible et même indispensable.
L'ethnographie est, pour moi, l'outil idéal pour parvenir à cet objectif : en prêtant attention aux discours et aux pratiques sur le temps long, elle permet peu à peu de sortir de cette aporie où être blanc, « c'est ce qui reste quand on est pas noir » (Painter, 2019 : p.9). Elle permet, répondant à l'appel d'Elsa Galerand et de Danièle Kergoat, de « remonter aux processus de production des groupes et des appartenances objectives et subjectives » (Galerand et Kergoat, 2014 : p.51).
Mémoire de fin d'études réalisé dans le cadre du master de spécialisation en études de genre et récompensé dans le cadre du « Prix du Comité femmes & sciences 2019 »
Télécharger le résumé au format PDF