C’est arrivé. La Belgique a installé une femme Première ministre à la tête de son gouvernement fédéral… en affaires courantes. En attendant un gouvernement définitif, la ministre du Budget sortante, Sophie Wilmès (MR), vient de prendre possession de son bureau au 16 rue de la Loi. Un intérim pour une femme : verre à moitié plein, ou à moitié vide ? En marge de cette question, cet article présente les principales conclusions d’un mémoire réalisé en 2018, dans le cadre du Master interuniversitaire de spécialisation en études de genre. « Quelles sont les principales manifestations du sexisme en politique belge ? » Telle est la question posée dans cette enquête dans les travées des différentes assemblées parlementaires belges, récompensée du prix du Comité femmes et sciences de l’ARES.
Lorsqu’elle parlait du sexisme, dans une interview à la télévision française en 1975, Simone De Beauvoir le définissait comme « l’attitude qui prête à établir des discriminations entre les êtres humains, d’après leur sexe » . Ces discriminations peuvent se manifester par des blocages institutionnels, par le processus de sélection du personnel politique, par des comportements ou du harcèlement sexuel. Cette étude n’analyse pas les deux premiers types de manifestations précités, pour deux raisons : ils ont déjà été beaucoup étudiés, et l’évolution de la législation belge en matière de parité en a réduit l’impact. Il s’agit ici d’évaluer la fréquence des comportements sexistes dans les travées parlementaires, en recueillant la parole des élues. Un terrain belge inexploré, qui livre des conclusions éclairantes.
Attention, terrain sensible
Raymond Lee (1993) définit une recherche en terrain sensible comme celle « qui fait peser une menace sur ceux·elles qui y sont impliqué·e·s », qu’il s’agisse d’une menace de sanction, de stigmatisation, d’intrusion (sentiments de honte, d’embarras, de culpabilité) ou d’une menace politique (liée aux groupes de pouvoir dans la société). La thématique du sexisme en politique belge réunit les trois catégories de menace. C’est la raison pour laquelle, à l’instar de chercheures féministes Elisabeth et Andrea Quinlan , dans leur étude sur le viol, la méthode mixte est apparue comme la plus appropriée.
Méthodologie
Nous avons effectué conjointement la collecte et l’analyse de données quantitatives et qualitatives. Dans un premier temps, nous avons adressé par courriel un questionnaire en ligne anonyme à toutes les élues directes des assemblées électives du pays (Chambre des Représentants, Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, Parlement de Wallonie, Parlement flamand et Parlement de la Communauté germanophone). Le questionnaire en ligne, ouvert d’octobre 2017 à mai 2018, comportait 20 questions portant sur différents types de manifestations du sexisme, sous la formulation « J’ai été victime de (ex. : propos grossiers ou misogynes, commentaires désobligeants sur mon état civil, ma vie privée, ma moralité sexuelle, menaces physiques… ) au moins une fois / jamais / souvent ». Sur 183 élues directes, 55 ont adressé une réponse, soit un taux de retour de 30%.
En parallèle, nous avons entamé une série d’entretiens compréhensifs en profondeur, afin soit de corroborer les données en ligne, soit d’apporter des éléments de contradiction à analyser, soit de découvrir des expériences non révélées dans la première phase. Nous avons ainsi rencontré 8 femmes politiques et 4 attachées de presse, toujours en activité ou non. Certaines, en raison de leur expérience ou de leur mise en retrait des projecteurs, ont accepté de parler de façon ouverte. Mais la plupart ont demandé l’anonymat.
La « bonne blague »
Le comportement le plus exprimé par les élues interrogées est la blague sexiste émanant d’autres membres de l’assemblée : plus de 77 % des sondées déclarent en avoir entendu au moins une fois (54%) voire souvent (23%). Or, l’humour sexiste entretient un climat social de discrimination envers les femmes. Il renforce la cohésion du groupe dominant, par un sentiment d’appartenance à une communauté masculine, partageant le rire ensemble.
Corps, émotions, et casseroles
La grande majorité des répondantes (72%) estime avoir été victime de propos grossiers ou misogynes sur leur apparence physique ou vestimentaire. Le même résultat s’applique aux remarques sur le rôle social supposément attendu d’une femme et relevant des stéréotypes de genre, à savoir les rôles de mère ou d’épouse.
« Madame F. ferait mieux d’aller passer l’aspirateur ! »
Fabienne (prénom d’emprunt), députée régionale et communautaire, a ainsi été renvoyée à son ménage, en pleine séance plénière, par un ministre wallon, en réponse à une question parlementaire. Elle qui avait commencé sa carrière politique à l’échelon local, au conseil communal, en entendant lors de la campagne électorale, « retourne à tes casseroles », a revécu le même type d’incident trente ans après ses débuts.
La majorité des répondantes sont aussi confrontées à des commentaires désobligeants sur leur état civil, leur vie privée ou leur moralité sexuelle (63%). Les entretiens révèlent par ailleurs un phénomène de sexualisation de l’élue, comme le confie une parlementaire cdH, qui exposait à son parti les travaux qu’elle avait mené sur le dossier des assistants sexuels :
« Vous allez faire le Kâma-Sûtra pour les handicapés ? »
Zakia Khattabi, ancienne co-présidente d’Écolo, ne digère pas l’accueil qui lui a été réservé par une figure politique masculine de premier plan, lors d’une rencontre écologiste. Mécontent du fait qu’elle ait dû annuler deux déjeuners avec lui, ce mandataire lui a reproché, dans le registre du rendez-vous amoureux, de lui avoir « posé un lapin ». A sa présidente qui lui répondait dans le registre professionnel, qu’elle viendrait illico devant sa porte, s’il y avait un motif grave et important, l’interlocuteur a répondu en la réduisant publiquement au statut d’objet sexuel :
« Mon épouse ne sera pas contente, prends tout de suite une chambre d’hôtel ! »
Un autre comportement révélé par les entretiens consiste à réduire les femmes politiques à leurs émotions, leurs passions. Cela relève d’un naturalisme obsolescent, mais non disparu. Ainsi, le qualificatif « hystérique » rejoint la figure de la Pasionaria, dont Joëlle Milquet (cdH) raconte s’être fait régulièrement affubler. Problématique en soi, la figure de la Pasionaria doit, selon Marie-Joseph Bertini, être considérée comme une « technologie du pouvoir au sens foucaldien du terme, c’est-à-dire comme un outil de contrôle et de coercition de l’action des femmes ».
Harcèlement sexuel, agressions et menaces
Le questionnaire interroge la fréquence du harcèlement sexuel en deux étapes : une première question porte sur sa survenance au cours du mandat parlementaire de l’élue ; une deuxième, à un autre moment de sa vie politique. Le résultat est plus élevé dans ce second cas : 34 % des élues interrogées affirment qu’elles ont été harcelées sexuellement « au moins une fois » en dehors de leur mandat et 2%, « souvent ». Le score diminue au cours de la période de mandat parlementaire (18%), mais près d’une femme sur cinq déclare avoir été harcelée sexuellement au moins une fois en tant qu’élue.
Par ailleurs, le questionnaire révèle un taux préoccupant de menaces physiques (menaces de mort, de viol et de coups) : la proportion de répondantes qui déclarent que cela leur est arrivé au moins une fois ou souvent totalise 30%.
Par ailleurs, un entretien compréhensif met au jour une agression sexuelle subie par Emily Hoyos, alors présidente du Parlement wallon. Lors d’une mission parlementaire au Québec, elle participait à une photo de famille, lorsque le président du Parlement québécois de l’époque lui a mis la main aux fesses. Aujourd’hui, elle a tiré un trait sur cette agression sexuelle, mais elle raconte dans l’entretien son désarroi lors du dîner officier qui a suivi :
« Il est assis à côté de moi, et pendant toute la soirée, il essayait de mettre sa main sur ma cuisse (…) Je me sentais seule au monde, et finalement, comme je présidais (…) je me suis levée (…) Donc, on est partis avant le café. »
Sexisme et pouvoir
Une femme a beau présider une assemblée, elle n’est donc pas protégée de comportements voire d’agressions la réduisant à son genre. Mais ce sexisme est-il plus exprimé par des jeunes femmes travaillant au service d’une personnalité politique, comme les attachées de presse ou les chargées de communication ? Nous avons réalisé quatre entretiens anonymes d’une durée d’une heure avec ces « subalternes » de la politique. Le nom d’un ancien ministre est revenu de façon récurrente, dans plusieurs témoignages. Lors d’un entretien d’embauche, Nancy (prénom d’emprunt), révèle les circonstances abusives de ce recrutement. Convoquée un soir au cabinet à 22h, elle a constaté avec effroi que son futur employeur l’attendait dans le divan, bouteille de champagne posée dans un seau à glace, contrat posé à côté.
« Il me sert une coupe, et je suis droite comme un « i », et j’essayais tout le temps de revenir au travail. Et lui : « Et toi, dans ta relation, ça va comment ? »
(…) Et au fur et à mesure, il se penche vers moi sur le divan. »
Conclusions
A l’instar du reste de la société, le sexisme, en politique belge, fait partie du quotidien des élues. Tous les mandataires masculins ne sont évidemment pas des fieffés machistes. Depuis Meetoo et une certaine libération de la parole, le sexisme ostentatoire n’est plus socialement accepté. Ce machisme rémanent se manifeste cependant toujours avec acuité : blagues, boutades graveleuses, sexualisation, paternalisme, agissent comme des rappels à l’ordre de la domination masculine. Aucune élue n’en est potentiellement exonérée, mais la situation des collaboratrices d’hommes politiques apparaît comme la plus préoccupante. Le double stigmate – femme et dans un lien de subordination lié à l’emploi – les met dans une position particulièrement vulnérable, dans un cadre de travail aux horaires hors norme, où sphère politique et vie privée s’entremêlent. Une étude dédiée à leurs conditions de travail et leur exposition au sexisme mériterait de voir le jour.
Mémoire de fin d'études réalisé dans le cadre du master de spécialisation en études de genre et récompensé dans le cadre du « Prix du Comité femmes & sciences 2019 »
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